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Une petite heure au Joli Mai

Parfois, face à cette même misère qui mobilise toute notre énergie, on se sent totalement démunis...

Merci @Pauline d'avoir écrit le beau texte ci-dessous, juste et bien senti. Une petite heure au Joli Mai (à lire sur le son de la vidéo pour y mettre du rythme !)

Vendredi 17h14

J’ai rendez-vous avec Odile et Jeanne Marie pour travailler sur l’appel à projet « Misère quand tu nous tiens », plus sobrement rebaptisé par le gouvernement « Plan de soutien aux associations de lutte contre la pauvreté »

Je suis contente, ça fait longtemps que je ne suis pas venue au Joli Mai, qu’on ne s’est pas retrouvées en VRAI, trop de visios... Des semaines de fermeture, rideau fermé, ça rappelle les mauvais souvenirs. De loin je vois la vitrine éclairée, jaune orange, c’est chaleureux au milieu de ce froid de canard. Le guetteur au milieu de la place est là…au milieu de la place. Tout le monde est à son poste, on ne change pas une équipe qui gagne. J’aperçois Odile et Jeanne Marie, têtes levées elles admirent le plafond et sa nouvelle fuite, à 42 cm de la 12ème fuite, celle d’avril 2018, la vidange de la machine à laver de la voisine du dessus qui avait lâché après 48 années de bons et loyaux services, et pas loin de la 78ème fuite, celle de mars 2019 qui avait ravagé une grande partie du plafond quand le siphon de l’évier du voisin de la voisine du dessus avait définitivement rendu l’âme après l’installation du 47ème locataire, le propriétaire n’ayant pas jugé bon de rénover l’installation sanitaire malgré l’état d’insalubrité caractérisée. 5 ans de fuites, ça se fête non ? 5 années où pas un de nos interlocuteurs ne semblent se préoccuper de la situation. 5 années pendant lesquelles notre voisin propriétaire de l’appartement du dessus n’a jamais été inquiété malgré son passage devant le tribunal après suspicion très motivée pour son activité de marchand de sommeil. Dénoncer qui ? Et pour quoi faire d’abord ? Ca dérange qui ? 5 années à attendre que le propriétaire de notre local veuille bien interpeller le syndic de copropriété de l’immeuble 5 années à attendre que le syndic veuille bien se déplacer et s’inquiéter de l’état de l’immeuble 5 années de visites des uns et des autres, outrés de l’état de l’immeuble « non mais c’est pas possible, ça ne peut pas continuer comme ça, on va intervenir, prendre des tas de photos, faire passer des experts, rédiger des rapports, exiger des résultats… » 5 années d’attente, au gré des saisons, l’été c’est mieux, on se fait philosophe, ça vaut le coup de tenir, si ça se trouve l’année prochaine il ne pleuvra pas… 5 années à se résoudre à annuler régulièrement les ateliers pour enfants au gré des fuites qui inondent le local 5 années à patienter…puis à s’impatienter. Une fuite ça peut arriver, mais 89 fuites ça ne peut pas arriver !!! 5 années à ne pas baisser les bras, coûte que coûte…Mais là, dans le froid de janvier, notre moral perd le moral…et c’est dommage parce qu’à bien y regarder, l’œuvre d’art formée au plafond par les auréoles des 89 fuites successives commencent à ressembler à un vrai chef d’œuvre, une petite réplique du plafond de la chapelle Sixtine…


17h24 Bon c’est pas le tout de batifoler à trouver l’emplacement parfait de chaque saut récupérateur de fuite, il faut se mettre au boulot. Comment pourrait on lutter contre la précarité ? Parce que ça doit pas être si compliqué que ça ? Si tout le monde s’y met…

17h26 oh tiens… un rat…ça alors !!!! Vite, il faut suivre la procédure : on dégaine notre téléphone, et hop, on clique sur l’application « signale ton rat », et bam !, ce rat n’a qu’à bien se tenir… plus que quelques heures à vivre…coursé par les brigades anti-rat…pas la moindre chance…pauvre rat….

17h27 Ne pas se laisser déconcentrer…Plus que trois jours pour répondre à l’appel à projet. Mais on ne sait plus par quel bout la prendre la précarité, alors on relie l’intitulé de l’appel à projet : « Le présent appel à projets concerne des dispositifs qui visent à lutter contre la pauvreté, en particulier dans le cadre des thématiques suivantes : Lutte contre la précarité alimentaire ; Accès aux droits ; Soutien aux familles notamment durant les 1000 premiers jours de l’enfant, dont l’accueil des enfants de parents demandeurs d’emploi et en insertion sociale et professionnelle.» Ca laisse le choix, c’est ouvert… alors on pense à toutes ces associations qui cuisinent au Joli Mai 5 soirs par semaine pour aller distribuer ensuite des repas aux familles, aux personnes isolées, aux sans abris, aux migrants, on pense à l’aide juridique du jeudi matin, on pense à l’aide aux devoirs du mardi et du jeudi… On y pense et on en pleure. Parce qu’en plus des fuites, il faut se battre pour tenter de rouvrir le créneau de l’aide aux devoirs fermé pour cause de Covid, de démarches administratives compliquées, de décrets préfectoraux qui n’en finissent pas de se contredire. Elle commence sans doute là la précarité : quand l’accès à l’apprentissage n’est plus un droit mais une bataille.

17h31 On frappe à la porte arrière du local, celle qui donne accès à la cour commune de l’immeuble. Derrière la porte une dame, la soixantaine, tremblante devant un homme un peu titubant, visiblement très éméché, qui lui crie dessus, nous crie dessus, crie sur le monde entier : Ouais, mais c’est oau men possible, je, Moi non doufendrou, et …pourque… la non… La diction est hésitante mais ça a le mérite d’être très expressif, on comprend immédiatement l’essentiel : il n’est pas très content de la situation !! mais alors pas content du tout… Est-ce la présence des rats dans la cour et dans les caves, leur envahissement du café malgré les dératisations constantes, malgré la si précieuse application « signale ton rat » ? Ou les ampoules méticuleusement ébréchées dans la cage d’escalier, l’obscurité qui en découle, l’odeur souvent nauséabonde engendrée par la méprise de certains visiteurs…non, une cage d’escalier n’est pas une sanisette publique… Ou encore les vitres cassées de la cage d’escalier par les dealers soucieux de préserver l’intimité de leur commerce dans la cage d’escalier ? Est-ce peut-être la finesse des cloisons entre les logements qui rendent la vie en appartement quasi communautaire ? Difficile de comprendre l’origine du courroux du monsieur titubant… La voisine, elle, prend peur, elle explique en deux mots être régulièrement menacée par le jeune homme, squatteur depuis 2 ans d’un appartement insalubre au 2ème étage : mais ils sont donc voisins !!! L’espoir renait : ils vont pouvoir se serrer les coudes, se rebeller contre toutes ces détériorations, demander de l’aide aux pouvoirs publics, écrire des courriers, contacter des avocats… Ma sueri grabou bbrr, les tentatives d’explication du jeune homme sont peu convaincantes. La voisine s’énerve à son tour, menace d’appeler la police, ce qui a pour effet immédiat d’envenimer la situation déjà peu sereine. Jeanne Marie part au front, elle repousse délicatement le jeune squatteur, lui rappelle au passage les règles sanitaires qu’il ne semble pas connaitre, lui propose un masque et s’empresse de fermer la porte du Joli Mai en entrainant la voisine à l’intérieur.

17h48 Sauve !!!!! J’ai la vie sauve !!!! on sent le soulagement chez la voisine. Ses mains tremblent, elle bégaie, ne sait plus si elle veut s’assoir ou rester debout, mais ça y est : le Joli Mai l’a sauvée… C’est en tout cas ce qu’elle dit au jeune policier qui répond à son appel désespéré : Venez vite, je suis en train de me faire agresser par mon voisin. Venez vite, c’est urgent, je suis réfugiée au Joli Mai !! Après… qu’est ce qui a pu se passer dans les bureaux du commissariat ??? Mystère. En toute logique, le policier a informé ses supérieurs : chef y’a urgence…une dame est en train de se faire agresser, faut qu’on y aille. Mais la logique n’a plus lieu d’être à St Ouen. Une urgence à St Ouen n’est pas une urgence comme ailleurs… Alors 12 minutes plus tard, le policier a rappelé la voisine : chère madame nous ne passerons pas ce soir. Un autre soir peut être…mais ce soir ce n’est vraiment pas pratique…nous espérons que cette agression se déroule dans les meilleures conditions, n’hésitez pas à venir porter plainte auprès de nos services. Nous vous précisons bien entendu que la présentation de la carte d’identité de votre agresseur pourrait grandement simplifier la procédure… Dans un monde normal on se mettrait à hurler : non mais ça va pas la tête !!!???? il vous faut quoi pour intervenir ???!!! il vous faut un mort ???!!! il vaut faut un tabassage à la batte de baseball ? ou même ça vous allez trouver ça normal ???!!! Mais on est plus dans un monde normal…on est dans un monde parallèle auquel on s’est habitué par la force des choses…Alors au lieu de crier, de se révolter, on accepte et on escorte prudemment la voisine jusqu’à son studio de 20 m².

18h07 Pas le temps de se replonger dans le dossier : Artenaaaaa (un cri long et sobre) Ca va commencer : début du spectacle pyrotechnique et chorégraphique, gros son et lumière du soir !! Côté cour : entrée de la voiture de police (surement celle qui vient sauver la voisine. Enfin !! Ils ont eu du remord) qui s’avance au ralenti dans la rue en longeant sans réaction la longue file d’attente des 28 clients venus se ravitailler pour le week end. Côté jardin, la chorale fait son entrée en fanfare : artena ! artena ! Contre ténor, alto et baryton, une chorale à 17 voix, impressionnant !! Le client est ravi, quel exotisme !!! Puis la voiture de police continue sa ronde, lentement, tourne sur la place, ralentit encore et puis s’éloigne finalement au loin, gyrophare bleu blanc rouge étincelant : il n’y aura pas d’intervention ce soir. La voisine restera seule dans son 20m², les guetteurs animeront la place jusque tard dans la nuit et le voisin squatteur s’endormira tranquillement dans ses brumes d’alcool… Les clients repartiront chez eux heureux en n’oubliant pas de renseigner l’application mobile : signale ton point de deal…Utile !!! ça rend les gens responsables….

18h14 Misère, misère, misère…. Y’a des jours où même l’enthousiasme baisse les bras…

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